A cette table, il y avait Shakir. Grand gaillard, originaire de Nasriya dans le sud de l'Irak, Shakir fait partie des exilés irakiens qui ont fui leur pays dans les années 70. Ami de mon père, je le connais depuis l'enfance. Il faisait partie d'une organisation d'exilés irakiens qui luttait contre l'embargo infligé à l'Irak pendant plus de douze ans et qui a tué au moins 500 000 enfants. Le prix à payer selon Madeleine Albright. Après l'invasion américaine en 2003, il m'avait montré une photo de lui à Bagdad. Sur l'image, il était accroupi près d'un humvee détruit par une mine artisanale dont la déflagration avait tué les quatre soldats américains. Shakir, sur son 31, costume blanc, chapeau de la même couleur et une cravate rose, posait près du corps calciné d'un soldat américain. Lui vêtu de blanc dans la terreur noire de cet instant de guerre. Contraste brutal.
A côté de lui, Abed Ali, autre compagnon de route de ces exilés irakiens. Il a fini par quitter la France pour aller s'installer à Londres. Une grande gueule, cultivé, et qui n'hésite pas à se mettre en scène dans la rue pour faire rire l'assemblée. Abed Ali ne posera plus les pieds en Irak tant que les Américains seront "là-bas". Pour lui, c'est une question d'honneur. "Aller là-bas et prendre les armes, d'accord. Mais nous sommes trop vieux..."
En face, un autre irakien, plus jeune, la quarantaine. Lui ne veut pas aller se battre. Une bière à la main, il glorifie la jugeote et les talents oratoires d'un jeune religieux irakien, Ammar Al-Hakim. "Que penses-tu de lui ?" en s'adressant à Shakir. Sourire aux lèvres, Shakir répond : "Khosh shab" - en français, un bon petit gars. Éclat de rire d'Abed Ali qui lance "Shakir est poli en disant qu'il est un bon petit gars. Mais ce qu'il a voulu dire d'Ammar Al-Hakim, je vais le dire à ma manière car je suis un shrougui - un gars de la rue -. Ce que Shakir a voulu dire, c'est qu'Ammar Al-Hakim est un baiseur".
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