mardi 4 mai 2010

Le coût du risque doit-il être assumé par les médias ?

Un projet de loi " relatif à l'action extérieure de l'Etat ", adopté dans l'indifférence au Sénat, pourrait modifier la façon d'exercer le métier de reporter dans les pays à risques et limiter la liberté de l'information. L'article 13 prévoit que l'Etat peut exiger le remboursement des dépenses engagées " à l'occasion d'opérations de secours à l'étranger au bénéfice de personnes s'étant délibérément exposées (...) à des risques qu'elles ne pouvaient ignorer au regard des mises en garde reçues ". Il est prévu une exception pour " motif légitime " tiré de l'activité professionnelle, mais celui-ci n'est pas précisé.


Dans l'exposé des motifs, le ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, qui a présenté ce projet de loi, explique qu'il s'agit de " responsabiliser les ressortissants français s'engageant dans des activités professionnelles, de loisir ou sportives dans des zones dangereuses, en dépit des mises en garde reçues sur les risques encourus ".

Il n'y a aucun lien de cause à effet entre le texte, déposé au Sénat en juillet 2009, et la situation des journalistes de France 3 pris en otage en Afghanistan depuis le 30 décembre 2009. Mais on ne peut s'empêcher de faire un rapprochement avec les déclarations de l'ex-chef d'état-major des armées, le général Jean-Louis Georgelin, chiffrant le coût des recherches à dix millions d'euros et avec celles du chef de l'Etat, au conseil des ministres : " Il faut que les Français sachent le coût de cette histoire ! "

La plupart des rédactions ne pourraient pas payer une facture de plusieurs millions d'euros et on imagine les infinies précautions qu'elles devraient prendre avant d'envoyer des reporters dans les zones dangereuses, inhibant ainsi toute velléité de couvrir tel ou tel événement.

Plusieurs syndicats de journalistes ont été auditionnés par Hervé Gaymard, rapporteur du projet de loi devant l'Assemblée nationale. Cependant, le député (UMP) de Savoie a omis d'inviter le Syndicat national des journalistes (SNJ). Celui-ci s'est pourtant fortement impliqué dans la défense des journalistes détenus en Afghanistan. " Dans le contexte des déclarations sur le coût des otages, ce texte est scandaleux, déclare Dominique Pradalié, secrétaire générale du SNJ. Il y a une volonté de criminaliser la présence des journalistes à l'étranger. "

Le SNJ-CGT, qui a été auditionné par M. Gaymard, a développé sa position dans un communiqué. " La mission d'information implique la plupart du temps une prise de risque des équipes de terrain, qu'elles acceptent en toute connaissance de cause, parfois au péril de leurvie ", écrit-il. Or, " les entreprises de presse envoyant des équipes à l'étranger ne contractent pas toujours des assurances comprenant des clauses de recherche, de soins sur place ou de rapatriement. "

Jean-François Tealdi, le secrétaire général adjoint du SNJ-CGT, pointe les risques encourus par les pigistes : " La plupart partent sans garanties de pouvoir vendre une enquête, les entreprises de presse refusant de leur signer les "bons de commande" de reportages pourtant prévus par les textes. Ils seront bien sûr incapables de payer la facture. " Il souhaite que le texte fasse une exception pour les journalistes et pour tous les " travailleurs des médias " - techniciens, assistants, fixeurs (qui organisent les rendez-vous), interprètes - qui accompagnent les journalistes à l'étranger et courent des risques identiques. Les deux journalistes de France 3 ont d'ailleurs été enlevés en compagnie de leur traducteur, de leur fixeur et de leur chauffeur.

L'opposition socialiste veut déposer un amendement excluant des dispositions prévues à l'article 13 les journalistes, les travailleurs humanitaires, les chercheurs et les universitaires. " Il faut veiller à ne pas dresser des obstacles à l'exercice de la liberté de la presse, insiste Patrick Bloche, député (PS) de Paris. Il appartient à l'Etat de garantir cet exercice. "

Le texte de loi a été voté le 22 février et il doit désormais passer devant la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale le 12 mai. M. Kouchner, fondateur de Médecins sans frontières, semble avoir entendu ces inquiétudes : son entourage a fait savoir qu'il demandera que l'article 13 ne s'applique pas aux journalistes et aux travailleurs des associations humanitaires.

Yves Eudes et Xavier Ternisien

© Le Monde

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