mardi 26 janvier 2010

Je suis mort à l'hôtel Hamra

Ils ont tiré sur les gardes. Les gardes de l'hôtel Hamra.
Je la voyais dans leurs yeux, la mort. Celle qui ne parle pas, celle qui dénonce par un regard. Et cette lueur à chaque fois, à chaque contrôle. Le miroir sous la voiture et nous nous saluions.
Cette mort, c'est celle qui est évidente. Celle des premières lignes au front. Celle que vous apercevez au loin, se rapproche, se fait plus distincte à mesure que les jours passent leurs nuits. Les gardes du Hamra en dictaient les présages. Eux le savaient. Le regard des gardes. Welcome to the hôtel Hamra. Rouge.
Le sang de seize personnes aujourd'hui, parties de rien vers le tout.
Ils ont tiré sur les gardes. Puis sont entrés. La voiture blanche mentait par sa couleur. Je ne peux plus regarder les voitures blanches sans penser à la mort.
A quelques mètres de l'hôtel Hamra, elle a lâché ses immondices à la face du monde.
L'hôtel Hamra, le flowerland, la piscine décorative. Plus rien. Et toi. Tu es là.
Toi, aussi, à l'accueil de l'hôtel Hamra depuis vingt ans. Le sourire de la pauvreté digne.
Je suis mort avec toi quand l'hôtel Hamra a disparu.
J'ai rouvert les yeux, j'ai pensé à vous et je suis mort une seconde fois.
Êtes - vous vivants ? Moi je suis déjà mort. Avec l'hôtel Hamra.

samedi 16 janvier 2010

Conversation irakienne, deuxième partie.

A cette table, il y avait Shakir. Grand gaillard, originaire de Nasriya dans le sud de l'Irak, Shakir fait partie des exilés irakiens qui ont fui leur pays dans les années 70. Ami de mon père, je le connais depuis l'enfance. Il faisait partie d'une organisation d'exilés irakiens qui luttait contre l'embargo infligé à l'Irak pendant plus de douze ans et qui a tué au moins 500 000 enfants. Le prix à payer selon Madeleine Albright. Après l'invasion américaine en 2003, il m'avait montré une photo de lui à Bagdad. Sur l'image, il était accroupi près d'un humvee détruit par une mine artisanale dont la déflagration avait tué les quatre soldats américains. Shakir, sur son 31, costume blanc, chapeau de la même couleur et une cravate rose, posait près du corps calciné d'un soldat américain. Lui vêtu de blanc dans la terreur noire de cet instant de guerre. Contraste brutal.
A côté de lui, Abed Ali, autre compagnon de route de ces exilés irakiens. Il a fini par quitter la France pour aller s'installer à Londres. Une grande gueule, cultivé, et qui n'hésite pas à se mettre en scène dans la rue pour faire rire l'assemblée. Abed Ali ne posera plus les pieds en Irak tant que les Américains seront "là-bas". Pour lui, c'est une question d'honneur. "Aller là-bas et prendre les armes, d'accord. Mais nous sommes trop vieux..."
En face, un autre irakien, plus jeune, la quarantaine. Lui ne veut pas aller se battre. Une bière à la main, il glorifie la jugeote et les talents oratoires d'un jeune religieux irakien, Ammar Al-Hakim. "Que penses-tu de lui ?" en s'adressant à Shakir. Sourire aux lèvres, Shakir répond : "Khosh shab" - en français, un bon petit gars. Éclat de rire d'Abed Ali qui lance "Shakir est poli en disant qu'il est un bon petit gars. Mais ce qu'il a voulu dire d'Ammar Al-Hakim, je vais le dire à ma manière car je suis un shrougui - un gars de la rue -. Ce que Shakir a voulu dire, c'est qu'Ammar Al-Hakim est un baiseur".

mercredi 13 janvier 2010

Conversation irakienne (partie 1)

Une table de cinq au café Lutèce du boulevard Saint-Michel. Je suis assis aux côtés d'irakiens soixantenaires qui discutent de tout et de n'importe quoi. La conversation est surréaliste. "J'ai perdu quatre frères en Irak. Le premier a été tué par l'armée du mehdi, le second par les Américains, le troisième par le parti Dawa et le quatrième par des pillards" dit Shakir. Abed Ali répond : "moi mon père est mort sous les bombardements américains. Il n'a pas été tué par le missile mais une crise cardiaque l'a achevé quelques instants après". Choc et stupeur.
Un troisième reprend : "ils ont kidnappé un de mes neveux et ont demandé une rançon. Nous avons payé mais ils l'ont quand même tué".
J'écoute. J'absorbe tout.
Et je comprends, une fois n'est pas coutume, que la situation en Irak touche tout le monde. Les victimes sont innombrables et les dégâts causés par l'invasion américaine vont se répercuter pendant des années. Le pire, c'est que cette conversation est devenue banale. Les Irakiens rient, ironisent, sur ces faits. Mais les visages, eux, sont marqués. Ils disent la vérité.